J’ai repris ce livre que j’ai depuis quelques années sous la main, pour l’interroger avec mes préoccupations propres. Voici le résultat de ma flânerie du jour.
“La politique, c’est la guerre! Tout au moins si l’on en juge par le vocabulaire (…) le processus de l’élection (…) n’a rien de pacifique. Pour y participer, les forces politiques, à l’instar de forces armées, feignent de partir en guerre. Elles “mobilisent” leurs “troupes” – de “militants”, s’entend -, si semblables à des militaires dès lors qu’ils s’engagent dans des “batailles” ou des “campagnes” électorales. A l’issue de ces batailles et de ces campagnes, l’adversaire sera vaincu. Personne ne l’en plaindra ni ne s’apitoiera sur son sort. Première cruauté du monde politique : nul jamais ne compatit au sort des victimes! (…)
Une fois élu par des mécanismes qui ne sont pas sans rappeler ceux de la sélection naturelle, chacun retrouve son camp – à la guerre, on dirait son campement… (…) pour qui regarde de l’extérieur le spectacle de la vie publique, l’agressivité s’étale à tout moment : elle en est en quelque sorte l’expression accomplie. Au fameux : voyez comme il s’aiment!” qui qualifiait les premiers chrétiens devrait plutôt se substituer ici un “Voyez comme ils ne s’aiment pas!” Et chacun d’imaginer la haine que sont censés se vouer ces concurrent acharnés qui perpétuellement s’affrontent.
Mais c’est bien mal connaître ce qui se passe en coulisse (ou à la buvette). On voit alors les adversaires de la veille se rencontrer courtoisement, parfois amicalement, même lorsque les sépare la sacro-sainte ligne de démarcation entre majorité et opposition. Des alliances se nouent, des stratégies s’élaborent. Comme dans le petit monde des chimpanzés, l’ennemi d’hier peut devenir l’allié de demain, surtout dans les pays où la ligne de clivage droite/gauche est moins marquée que chez nous. Et l’on comprend alors que l’exercice démocratique de la politique se situe à mi-chemin entre la guerre et le sport: assurément moins meurtrier que la première, mais aussi, hélas bien moins loyal que le second.
Comme dans le sport, chaque équipe a ses partisans, les fameux militants, convaincus de détenir la vérité en plénitude; c’est de leur mobilisation, de leur prosélytisme et de leur zèle que dépendent la victoire! l’enthousiasme des militants : une notion sur laquelle Konrad Lorenz a longuement médité. Dans leur ardeur, il voit physiologiquement comme un grand frisson qui leur parcourt l’échine au moment le plus chaud du combat: jadis, dans des salles enfiévrées et enfumées, aujourd’hui sous d’immenses chapiteaux. Le militant, porté par l’élan collectif, se sent élevé soudain au-dessus des vicissitudes de la vie ordinaire, prêt à tous les sacrifices pour la Cause. Ce frisson sacré apparaît à l’éthologue comme le reliquat d’une réaction végétative préhumaine: “le hérissement de la fourrure que nous avons perdue…” (sic)! C’est le frisson du patriote lorsque le drapeau est hissé et retentit l”hymne national.
Si Marx a remarquablement politisé la nature en transposant dans la société humain la sélection et la lutte pour la vie darwiniennes, Lorenz, à l’inverse, a naturalisé la politique, notant encore : “S’il est normal de risquer sa vie pour son prochain dès lors qu’il est votre meilleur ami (…), en revanche, la situation est toute différente si l’homme pour lequel vous êtes censés risquer votre vie est un contemporain anonyme.” (…) l’évolution créant des groupes sociaux de plus en plus vastes, ce sentiment de parenté s’est réinvesti dans des rites et des normes observés en commun, symboles de l’unité du groupe – un groupe désormais infiniment plus large que la famille ou le cercle des proches. Bref, “par un processus d’authentique conditionnement pavlovien”, l’homme est devenu capable de se sacrifier pour des symboles, jusqu’à mettre en péril les siens pour défendre la Cause. Le voici alors conditionné, prêt à partir à la guerre.” (p. 185-187)
Extrait de Jean-Marie Pelt, avec la collaboration de Franck Steffan, La loi de la jungle. L’agressivité chez les plantes, les animaux, les humains. Fayard, 2003.