Les discours de haine et leur rapport à la Loi
Par Béatrice Fracchiolla
Notes de lecture et commentaires à partir de :
Waldron, Jeremy, 2012, The harm in Hate speech, Harvard, Harvard University Press.
Et Dorlin, Elsa, 2017, Se défendre, une philosophie de la violence, Paris, La découverte, Zones.
travaux préliminaires pour l’écriture de :
Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse (eds), 2021, La haine en discours, le Bord de l’eau, collection documents.
Comme l’explique Jeremy Waldron (2011) au début de son livre, la loi, qui crée de fait une norme de performativité, est variable en fonction des pays. Or, le fait que des événements haineux qu’il s’agisse de lynchages, de graffitis haineux ou autres se produisent, et que ce soit « ok », qu’il n’y ait pas de loi pour condamner cela, etc. instaure de fait aussi une performativité de l’acceptabilité si l’on peut dire. Le silence, l’inaction, transforme en norme un état de fait que personne n’empêche d’advenir. Ainsi, dans un sens, et dans ce type de situation, le silence est performatif et normatif de ce qui est ou non acceptable. Waldron développe cela à partir des États-Unis où la liberté d’expression est érigée en valeur absolue, au détriment d’une nécessaire protection de certains contre les discours de haine : contrairement à d’autres pays (en particulier européens, ou au Canada) aucune loi n’y existe pour condamner des propos haineux. Il parle ainsi de « hate speech regulation » : « prohibiting public statements that incite « hatred against any identifiable group where such incitement is likely to lead to a breach of peace » » (Canada). Il explique ainsi le problème de l’équilibre social que cela crée, à partir de l’exemple d’un père et de sa petite fille de 7 ans qui, alors qu’ils se promènent sont confrontés à un signe : « Musulmans et 11/9 ! Ne les servez pas, ne leur parlez pas, et ne les laissez pas entrer ». La scène se passe dans le New Jersey, aux États Unis, la famille est musulmane. La petite fille questionne son père, qui accélère le pas sans répondre sur le signe. A différentes reprises, il a croisé d’autres signes : une grande photographie d’enfants musulmans avec le slogan « Ils s’appellent tous Osama » (Ben Laden), et même une affiche sur le mur extérieur de la mosquée où il est écrit « Quartier général du Jihad ». L’auteur s’interroge sur la fonction de ces signes, qu’il met en parallèle avec d’autres comme « Juifs et chiens Interdits » que l’on trouvait à une époque dans des quartiers à la mode en Floride. Pour lui, si l’on désigne ces signes comme des « discours de haine », on donne l’impression que leur fonction première est expressive, comme s’il ne s’agissait que de l’expression « d’un débordement de surchauffe » raciste ou islamophobe. Or, d’après Waldron, ces signes sont cela, et bien plus que cela car ils envoient aux membres de la minorité dénoncée dans les pamphlets et affiches des messages du type : « Ne pensez pas que vous êtes bienvenus ici. La société autour de vous peut paraître hospitalière et non discriminante, mais la vérité est qu’on ne veut pas de vous, et vos familles seront exclues, battues et poussées dehors, dès que nous le pourront. Il est possible que nous devions faire profil bas pour le moment. Mais ne soyez pas trop rassurés. Pensez à ce qui vous est déjà arrivé et aux personnes de votre condition par le passé. Ayez peur ».
Et, en même temps, ces mêmes signes envoient aussi un message aux autres membres de la communauté, qui ne sont pas membres de la minorité attaquée, et qui disent : «·Nous savons que certains d’entre vous sont d’accord avec le fait que nous ne voulons pas de ces individus ici. Nous savons que certains d’entre vous pensent qu’ils sont sales (ou dangereux ou criminels ou terroristes). Sachez que vous n’êtes pas seuls. Quoique dise le gouvernement, il y a assez de personnes autour de nous pour que nous sachions que ces personnes ne sont pas les bienvenues. Nous sommes assez nombreux pour pointer l’attention sur ce que sont vraiment ces personnes. Parlez à vos voisins, parlez à vos clients. Et par-dessus tout, n’en laissez pas entrer un de plus ». Le sens de ces messages est donc non seulement d’être des discours de haine, mais aussi de montrer qu’ils sont partie intégrante de la construction sociale (Waldron 2011 : 1-4). L’auteur explique que de nombreux américains pensent qu’au nom de la liberté d’expression, il est normal que ces signes existent, même s’ils sont mal à l’aise avec ce fait, et que le père et sa fille doivent juste apprendre à vivre avec ; ce qui revient à dire que ces signes n’ont pas de raison de tomber sous le joug de la loi et que les personnes qui publient ce genre de messages sont parfaitement dans leur droit. Or pour lui, c’est un vrai problème, encore plus dans une société comme les États-Unis où, selon le principe même de sa construction sociale, tous les citoyens sont différents (de races, d’apparences, de religions) mais vivent et travaillent au quotidien ensemble ; il est fondamental que chaque groupe accepte que les règles sociales ne soient pas juste pour son propre groupe, mais aussi pour lui et son groupe, avec tous les autres, en vertu de quoi chaque membre de chaque groupe devrait pourvoir vivre et mener ses affaires avec l’assurance de ne pas se retrouver confronté à de l’hostilité, de la violence, de la discrimination ou de l’exclusion par les autres. Pour Waldron, ce vivre ensemble dans un sentiment de sécurité partagée constitue un bien public, que le discours de haine vient miner. Il y voit un poison qui s’immisce et renvoie à des choses du passé qui sont de l’ordre de la menace sociale et environnementale (au sens direct comme large). Par ailleurs, il explique également que le sentiment d’appartenance, qui va avec un sentiment de reconnaissance, permet à ces minorités dont beaucoup ont souffert diverses exactions par le passé, de se sentir intégrées : le fait de faire partie de la société à part entière correspond à leur dignité (c’est-à-dire d’interagir, être traités, avoir la même vie que tous les autres membres de la communauté). Or la publication autorisée de discours de haine constitue une atteinte à leur dignité – à leur réputation, en associant des caractéristiques assignantes comme l’ethnicité, la race ou la religion à des conduites ou à des attributs qui semble pouvoir disqualifier quelqu’un de pouvoir être traité comme membre de cette société à part entière (Waldron 2011 : 5).
De manière non surprenante, et probablement historiquement liée à l’état de fait actuel aux États-Unis, Elsa Dorlin évoque se son côté la haine vécue comme une émotion de groupe, partagée dans l’horreur. Elle évoque ainsi la foule, utilisée comme arme létale, à laquelle on livre un suspect noir, pour qu’elle se charge de son lynchage·: les écoles ferment pour que les enfants puissent assister au spectacle, les familles pique-niquent après « l’événement », les enfants jouent avec la dépouille… l’horreur est ritualisée et une véritable industrie du lynchage s’organise : des photographies d’une scène de lynchage ainsi que des morceaux du corps démembré sont vendus en souvenir de l’événement (elle développe en particulier l’exemple connu sous le nom de « Waco horror »). On voit comment dans ce contexte américain d’avant-guerre la violence est légitimée en quelque sorte par l’action publique, avec aussi toute une construction sociale autour du mythe du violeur noir, restituée à partir d’éléments d’histoire (Dorlin 2017 : 110-112). On voit comment, dans ce contexte américain d’avant-guerre, la violence est légitimée en quelque sorte par l’action publique, avec aussi toute une construction sociale autour du mythe du violeur noir, restituée à partir d’éléments d’histoire, et dont le procès de Rodney King, ne constitue à son tour et plus près de nous, que l’un des épisodes (Dorlin 2017 : 110-112).
La violence collective comme manifestation pervertie d’une émotion fraternelle partagée
Ce lynchage, en quelque sorte « thématique », est également celui qui est régulièrement réactualisé contre « les homosexuels », « les juifs », « les femmes » et bien d’autres personnes désignées comme représentatrices historiques et sociales de tous les maux du monde, et donc figures sacrificielles dont l’offrande serait susceptible de rétablir un équilibre fantasmé.
L’histoire de Rodney King, comme tant d’autres agressions de groupe, est au centre des émotions des groupes. Interpellé puis passé à tabac par des policiers le 3 mars 1991, une vidéo amateur prise par Geroge Halliday est produite lors du procès et disséquée jusqu’à ce que, de victime, Rodney King se retrouve finalement accusé d’avoir été l’agresseur, et donc provoqué la légitime défense de la part des policiers. Elsa Dorlin explique comment la séquence vidéo où Rodney King avance les bras en avant pour se protéger a été ensuite utilisée par les avocats adverses, pour arriver à prouver qu’en réalité sa posture était agressive : « En démultipliant les récits contradictoires sur une scène fractionnée, isolée du contexte social dans lequel elle advient, les avocats de la police sont parvenus à brouiller, à « désagréger » le sens de la séquence prise en son ensemble. […] le moment où la violence policière est à son acmé, à la 81e seconde de l’enregistrement, est ainsi devenu une scène de légitime défense face à un forcené […] En se défendant de la violence policière, RK est devenu indéfendable. En d’autres termes, plus il s’est défendu, plus il a été battu et plus il a été perçu comme l’agresseur. Le renversement du sens de l’attaque et de la défense, de l’agression et de la protection, dans un cadre qui permet d’en fixer structurellement les termes et les agents légitimes, quelle que soit l’effectivité de leurs gestes, transforme ces actions en qualités anthropologiques à même de délimiter une ligne de couleur discriminant les corps et les groupes sociaux ainsi formés. Cette ligne de partage ne délimite jamais simplement des corps menaçants/agressifs et des corps défensifs. Elle sépare plutôt ceux qui sont agents (agents de leurs propres défense) et ceux qui témoignent d’une forme de puissance d’agir toute négative en tant qu’ils ne peuvent être agents de la violence « pure ». Ainsi, Rodney King, comme tout homme africain-américain interpellé par la police raciste, est reconnu comme agent, mais uniquement comme agent de violence, comme sujet violent, à l’exclusion de tout autre domaine d’action » (Dorlin, 2017 : 12).
Le discours de haine et le rapport à la norme sociale
La question du rapport de la haine aux normes sociales est d’autant plus complexe que celles-ci sont fondamentalement culturelles et varient en fonction des lieux géographiques, mais aussi des époques, des groupes sociaux et, globalement, sont en constante évolution et réadaptation en fonction des (nouveaux) rapports de pouvoir qui existent dans une société donnée (comme nous l’avons vu avec les exemples américains de Waldron et Dorlin ci-dessus). Ainsi, les règles, et souvent les lois, qui constituent et définissent les normes, ont pour fonction première de permettre de vivre en sécurité et en harmonie les un·e·s avec les autres. Elles tendent à « réguler·» les pratiques et les manières d’être des individus, ce qui se fait ou non et, par rebond, le bien et le mal (la loi). Leur fonction est de permettre un vivre ensemble ; dans cette mesure, les normes sociales s’efforcent de poser un cadre et des limites aux relations que les êtres humains peuvent entretenir ou non les uns avec les autres. Néanmoins, force est de constater qu’en fonction des pays, et donc des règles qui y ont cours, on lynche, assassine ou on met en prison des femmes pour s’être promenées sans voile en public (en Iran, Afghanistan, Arabie saoudite) ou au contraire, on leur interdit le port du voile dans les institutions publiques (France). Dans chaque société, on remarque que ce qui n’est pas condamné par la loi est de fait considéré comme acceptable, et donc implicitement autorisé, voire encouragé ; la haine est ainsi encouragée dès lors qu’elle n’est pas condamnée (ainsi par exemple à la date de mai 2019, 56 femmes sont décédées sous les coups de leur compagnon/conjoint, en France ; ce qui sans doute aucun signifie que ce type de crime n’est pas puni de manière suffisante pour l’empêcher).